Une femme courait à perdre haleine.
Elle fuyait aussi vite qu’elle le pouvait, entièrement nue, ses pieds heurtaient le sol sans viser : les cailloux, les ronces et herbes folles n’arrivaient pas à entraver sa course éperdue. Derrière elle, à quelques foulées, un homme également nu, courait.
La femme quinquagénaire qui le précédait avait un corps svelte et musclé. Son petit derrière blanc sautillait par-dessus les obstacles de la forêt clairsemée. L’homme, un peu plus jeune, à la surcharge pondérale avérée, affichait un rictus et respirait bruyamment. Malgré tout, il se rapprochait d’elle en donnant l’impression de pouvoir exploser à tout moment.
Jamais elle ne se retourna.
Le regard dans le vague, elle fonçait droit devant, en n’ayant pour seul but de ne pas mourir. Il accéléra telle une machine en surchauffe ; son visage n’était plus qu’un masque de souffrance. Elle sentait dans son dos, sa respiration rauque et les deux corps ruisselants de sueur se touchaient presque.
Un violent choc toucha l’homme à l’omoplate gauche. Il tomba en avant, les bras tendus. Elle sentit une main glisser sur son corps, s’accrocher un court instant à sa hanche, puis plus rien. Elle galopait encore en poursuivant son effort.
L’homme déséquilibré par ce choc inopiné chuta en vrille et son dos heurta rudement le sol. Il hurla, quand dix poignards effilés pénétrèrent sa chair en profondeur. Le sang gicla de son thorax. Son ventre rebondi fut lacéré dans la seconde, libérant ses intestins, faisant jaillir ses entrailles à l’air libre.
Pourtant il était encore vivant.
Son hurlement se perdit dans la gorge béante du fauve qui lui arracha totalement le visage en refermant ses mâchoires. Il ne pouvait plus crier, il n’avait plus ni bouche, ni langue. Seules quelques bulles d’air animaient la masse sanguinolente.
Elle s’arrêta et se retourna. À dix mètres d’elle, le lion qui avait terrassé son compagnon de fuite la fixait de ses yeux jaunes. Elle ne pouvait plus rien pour lui. Elle le voyait se débattre sans bruit, des bras et des jambes. Si elle n’avait pas couru aussi vite, c’est lui qui l’aurait regardée mourir. Le lion hésita en grondant dans sa direction sans bouger. Elle recula, pas à pas. Elle le savait, aujourd’hui son heure n’était pas venue. La bête reporta son attention sur sa proie, ouvrit la gueule et broya la tête de sa victime. Elle craqua comme une noix dans un bruit sinistre.
Les bras et les jambes cessèrent de gigoter.
La femme reprit sa course, poursuivie par des bruits sordides de mastication. Après plusieurs minutes, elle s’arrêta les pieds en sang, avisa un arbre et grimpa le plus haut possible. « Mais que m’arrive-t-il ? pensa-t-elle. Que m’arrive-t-il ! Hier soir je me suis couchée et je me réveille ici, c’est de la folie. Mais que m’arrive-t-il ! »
Elle ne put se lamenter sur son sort plus longtemps, car du haut de son perchoir, le spectacle qu’elle découvrit lui coupa le souffle.
